À l'ombre des cis

On se retrouve à Barbès cet après-midi ? Y’aura Sam, Mira, et June, tu sais, la petite nouvelle. Après on ira peut-être boire des coups au bar, rire trop fort des visages atterrés des passants quand ils nous verront débarquer en bande de 10 dans le métro. Et peut-être aussi qu’on s’aimera, un peu plus vite que de raison. Parce que sans se l’avouer, on s’est habituées à vivre plus intensément — les peines, la douleur, le deuil, le temps.

Dès le début tu me parles, un peu par dépit, de la dernière Une du torchon raciste et transphobe qui s’en prend encore à nous. Mais on ne les connaît même pas ces gens, et clairement ils ne nous connaissent pas non plus. Pourquoi ils ont autant la haine contre nous ? Et tu sais quoi, je pense qu’au final, c’est seulement nous que ça fait chier. Ma mère, elle l’a jamais vue, cette Une. Ma nièce non plus. Faut pas oublier que personne ne les lit.

Au troisième cocktail, je te confie la paralysie sournoise de la dépression, la frustration devant le miroir chaque matin, l’angoisse de n’être devenue qu’une “caricature”, et la culpabilité à chaque fois que je vois l’une d’entre nous en détresse. À l’abri des oreilles intruses, je te raconte à quel point j’ai peur d’être la prochaine à y passer. Je te dis que lorsque mon esprit s’aventure sur des territoires plus sombres, il m’arrive souvent de songer au moment où l’on perdra, à nouveau, l’une de nos sœurs. À cet instant, qui me semble inévitable (je dis « si », mais je pense « quand »), je ne suis pas trop sûre de savoir comment encaisser, de réussir à trouver une raison de survivre à cette épreuve. Mais je crois pouvoir compter sur cette sororité, toutes celles-là en train de vider des shots autour de moi, et les autres, ces personnes que je saurai alors aussi bouleversées que moi. Et peut-être que je pourrai les aider en retour de par ma simple présence ou mon écoute.

Là, tu me prends dans tes bras et on pleure. Tu n’as pas grand-chose à me dire. Je n’ai même pas besoin de parler, seulement de faire diversion. On se sert de soupapes. On se procure du réconfort, du bonheur du mieux qu’on peut, jusqu’à tard dans la nuit, au son de It’s Okay To Cry sous la couette.

Et un jour, juste peut-être, on n’aura plus envie de faire semblant de se contenter de tous ces compromis de merde. Alors de nos solitudes on fera des forteresses, de nos fragilités, des lames de verre aiguisées, de nos âmes conjuguées, une force pour affronter le monde. Et, ma sœur de sentiments, je te le promets, si ce jour-là arrive, on sera ensemble.


« Je ne sais plus où j’en suis. »

Sans contexte, tu m’avais lâché ces quelques mots sitôt mon arrivée, assise à même les marches de l’escalier extérieur de ton appart’, là où j’ai le vertige. C’était comme une explosion, comme s’il fallait que cela sorte, et vite. J’ai posé ma main sur ton épaule, réfugié mon nez engourdi par le froid dans le creux de ta nuque et t’ai laissé poursuivre.

« Tu te souviens de nos rêves ? Des révolutions qu’on faisait dans nos têtes quand on se bourrait la gueule au Strike ? »

Je voyais bien où tu voulais en venir. Cela faisait à peu près un an qu’on s’était trouvées, pour ne plus se lâcher. On ne formait pas exactement le plus évident des duos à première vue, mais on se comprenait plus que quiconque. Nous étions passées pro dans l’art de ces échanges tacites, où nous communiquions des pensées, des regards... des ondes, bien plus que des mots.

Tu allais me parler des sœurs que tu avais perdues de vue, de celles à qui tu ne parlais plus, ou bien à qui tu aurais aimé parler plus. De ces événements dits « communautaires », de ces groupes de parole qui bien souvent t’ont fait tant de mal, et qui pourtant te manquent maintenant. De ces promesses de solidarité qu’elles n’avaient pas toujours tenues, mais que, pour être honnête, tu n’avais pas vraiment respectées non plus. De la façon dont ce que tu avais perçu comme une utopie révolutionnaire s’était changé en une série d’espoirs déçus. Et, quand tu avais sombré dans l’alcool, où étaient passés tes camarades ?

Pour ne pas te faire de peine, je n’oserai pas te dire que j’étais déjà passée par là, que je m’étais déjà cognée le cœur en arpentant ces chemins sinueux. Mais la complexité de nos situations individuelles multiples, nos vécus et traumas mélangés, brassés dans de si petits espaces, rendent les conflits inévitables. Il est vain d’espérer que nos transidentités accouchent d’une solution universelle à cela. Bien qu’elle nous ait sauvées à plusieurs reprises, cette sororité n’est pas une formule magique qui efface les âges, les origines et les différends politiques. Je te dirai, d’expérience, que les torts sont toujours partagés, ou plutôt — pardon — qu’on ne peut pas parler de « torts ». J’aboutirai à la conclusion amère que, j’en suis convaincue, les utopies n’existent pas en ce monde.

Mais cette pénible conversation n’aura pas lieu. Je t’inviterai à rentrer t’asseoir à l’intérieur, de cette voix apaisante, que je perçois toujours comme un peu “truquée” par les séances d’orthophonie. Je te tendrai un mouchoir avant même l’apparition des premières larmes, et je resterai collée à ton épaule jusqu’à ce que les tremblements cessent, en te murmurant la chance que j’ai de te connaître. Je t’expliquerai que tu ne seras jamais seule puisque je suis là, moi, maintenant. Je t’insufflerai toute mon énergie vitale s’il le faut, comme je l’ai déjà fait, comme tu l’as déjà fait pour moi. Puis je te préparerai un chocolat chaud et je te ferai couler un bain, pourvu que l’eau chaude fonctionne, aujourd’hui.


« Heyaaaa chat ! Je viens de rêver que j’étais une meuf. Enfin, de naissance, une cis je veux dire, euuuh... bref voilà tu m’as compris. C’est pas la première fois que je rêve de ça, ça m’arrive tout le temps en ce moment. Avec la date qui approche je crois que mon cerveau est en train de vriller complet. »

« Et en fait à chaque fois c’est plutôt un cauchemar, genre émission de relooking gone bad, avec l’animatrice qui me colle des boobs bonnet D et une chatte bien épilée parce que comme ça tu as l’air plus féminine chérie j’adôôôre ! Et après je me faisais juger sur mon passing de cis par des beaux gosses pour hétéros, genre Chris Pratt et Ryan Gosling Leader Price, tu vois le genre ? L’en-fer. Et vas-y que ça commente au calme mes hanches et mon cul... Pourtant je te promets que j’ai rien consommé avant d’aller dormir. Même pas de progéfonce, j’avais oublié d’en prendre ! »

« ...en vrai là j’en rigole beaucoup mais je suis pas super bien. Ça fait plusieurs fois de suite que je fais ce genre de rêve bien glauque sur mon corps et j’ai l’impression de retomber dans des vieux bails de conformité aux attentes des cis, comme au début de ma transition. Un an et demi de parcours pour en revenir au point de départ, ou presque. Je te jure, des fois, je me hais ! ...euh, pardon, on avait dit que j’arrêtais avec le self hate. »

« Voilà, désolée de t’avoir laissé tous ces audios super longs ! Tu vas me détester ! Salut ! »

« Bon, j’arrive pas à me rendormir. Tu sais, ma SRS, je crois que, je... je vais l’annuler. Au moins pour l’instant. Après je verrai. Et, je sais qu’on en a déjà beaucoup parlé, et t’as pas de problème avec ça, mais... quand même. Je flippe, bébé. Je crois que j’ai juste besoin de ton soutien là. J’ai pas osé te réveiller vu que tu bosses aujourd’hui, et tout le monde dort sur Discord, mais répond-moi dès que tu as entendu ça... s’il te plaît. »


Du papier peint défraîchi aux motifs orange qu’on dirait sortis des années 60, une vague odeur de renfermé, un lit qui a passé trop de temps à collecter la poussière, des meubles en bois « à l’ancienne » achetés à crédit... Argh. Je déteste être là.

Une semaine entière chez les parents, dans le bout du trou du cul du fond des profondeurs du Limousin. Le calvaire des fêtes de fin d’année de la gentille fille trans de famille française. Et si je fais l’effort du déplacement, c’est uniquement par culpabilité d’avoir un cercle familial qui ne m’a pas totalement rejeté. Oh, ça, je n’ai pas à me plaindre, ils arrivent même à me genrer correctement. Une fois sur deux. Presque. Je sais que tu n’as pas cette chance.

Dehors nulle part où aller, aucune envie de m’infliger les débats et réflexions de mon entourage si bienveillant, résultat : entre Noël et le jour de l’An, je passe le plus clair de mon temps enfermée dans ma chambre, à écouler ma pile de bouquins en retard ou à scroller mollement Twitter et Instagram en pestant contre la qualité de l’ADSL rural. Une parenthèse dans l’espace-temps, un retour dans la suspension de l’adolescence dont je me serais bien passée.

Et puis, tu me manques. Vous me manquez toutes, je crois. Et comme je n’ai que ça à foutre actuellement, ça me questionne, jusqu’à l’obsession. Ma vie se résume-t-elle désormais à un cercle T4T si étroit que je ne parviens plus à en sortir ? Au point de perdre tous mes repères quand je m’en éloigne, ne serait-ce qu’une semaine par an ? Suis-je vraiment devenue cette “représentante extrémiste de l’entre-soi communautaire” que les chaînes de télé s’acharnent à dépeindre avec virulence ?

...Et à bien y réfléchir, où serait le mal ? Si mon existence semble vide de sens, que cela ne me donne pas l’audace de rejeter la faute sur vous. Allô madame ma psy, il faut qu’on reparle de mon problème de transmisogynie intériorisée, ce n’est visiblement pas tout à fait réglé.

Tout ce temps passé à cogiter entre quatre murs permet à mes pires facettes de s’exprimer. Mes pensées les plus sombres refont surface. Pourquoi Sam est-elle si belle sur cette photo de profil ? J’envie tout d’elle. Ses fringues, ses seins, son style, ses tatouages, ses piercings, ses cheveux. Et son engagement, son énergie sans limites, son aisance, son charisme naturel. Son visage fier, menton relevé, qui semble dire « Je n’ai pas besoin de votre validation ». Ou « Je me suffis ». Sa plume, si singulière, son art du poème, ses textes tellement sincères, poignants, signés... moins ampoulés que les miens. L’admiration devient jalousie. Je voudrais tellement être avec elle. Non ; je voudrais être elle. Oh, non, toujours pas ; je voudrais juste ne plus être moi.

Allez, c’est bientôt l’heure du repas ; un joint (en cachette, la fenêtre entrouverte comme à l’époque), un gramme de Xanax, et je suis prête à retourner les affronter.


Je t’ai repérée de loin. Comme à ton habitude, tu étais là pour tenir la banderole, bien en tête du cortège. Tes cheveux blonds décolorés, toujours plus longs, flottaient au gré de la météo chancelante, sautillaient au rythme de la musique. Ta prestance, ton décolleté et ton sourire... oh. Ce sourire.

Mille poignards me traversent l’abdomen de part en part. Je n’arrive pas à me faire à l’idée que nous ne soyons plus ensemble. Je n’ai pas eu le temps de guérir de cette déchirure. En fait, j’ai passé les dernières semaines en ermite. Mais je m’attendais bien à te trouver là. Tu m’as rapidement saluée (ce que ta voix avait pu me manquer...) et tu as pris de mes nouvelles. Tu semblais sincère. Je vais bien, merci. Je crois. Tu sais... le temps aidant.

« Tu viendras ce soir au bar ? On s’y rejoint pour débriefer. Ça fait longtemps qu’on ne t’a pas vue, les filles seront contentes. Comme au bon vieux temps : y’aura Sam, Mira, et June. Tu sais, la petite nouvelle. »

Ça fait bien deux ans qu’elle est là, « June la petite nouvelle ». Je m’en souviens, à l’époque, lors de sa première visite, elle était restée au fond de la salle, les jambes croisées dans sa robe trop longue, le regard dans le vague, à attendre que quelqu’une lui adresse la parole. Aujourd’hui, c’est elle qui impressionne les nouvelles recrues. Elle est cette petite butch assurée, magnifique, qui fait le service d’ordre juchée sur ses baskets à plateforme, toisant les vieux mecs de son regard émeraude renforcé par un trait d’eyeliner noir.

Elles sont toutes encore bien là. Mes guerrières, mes galériennes, mes compagnonnes de mauvaise fortune. Défiant les pronostics, pas un nom ne manque à l’appel. Marquées, tordues, cassées, peut-être. Mais fières et bien vivantes.

Alors, ravalant mon chagrin, je t’ai souri, et j’ai marché à tes côtés. Toi, ma sœur parmi toutes. Ensemble, comme promis.

On ne réussira probablement jamais à renverser l’ordre établi, à faire taire la peur sourde du fascisme et de la répression qui nous menace, on ne créera jamais ce monde merveilleux où l’amour survit à tout et surmonte les obstacles... Mais, dans la solitude, la peine, et même dans une profonde et irrémédiable adversité, on peut bel et bien reposer les unes sur les autres, si le besoin s’en fait sentir. Peut-être que je m’étais trompée : à l’ombre des cis, les utopies existent.

écrit pour l'anthologie ALTFEM "Écrire pour les sœurs",
publiée en février 2022