Deux minutes
Je rentrais de la piscine distraitement quand ils me sont tombés dessus. En bande, de dos ; typique. Paf, un coup sec derrière la nuque, puis le noir, plus rien.
Je repris connaissance dans ce qui semblait être le coffre arrière d’une voiture. Assez spacieux et confortable ; probablement un break ou un monospace. Mais aucune bouteille d’eau à disposition, je ne mettrai que 3 étoiles sur Uber.
Dans l’habitacle, par-dessus le bruit rugissant du moteur, je distinguais à peine une discussion entre deux types :
« Anne. Anne Ferret.
— Oui, c’est bien elle.
— Oh là là, vise un peu la tronche ! »
S’ensuivirent des esclaffements théâtraux. À tous les coups, ils étaient en train de se moquer de ma tête de militaire mal dégrossie sur mes papiers d’identité. Les salauds. Ma prudence m’invitait cependant à ne pas appeler à l’aide, et à rester calme pour tenter de capter d’autres bribes de conversation. En vain. Le reste du trajet fut silencieux.
Le véhicule s’arrêta assez vite dans un lieu qui, au son, semblait vierge de toute activité humaine. Les deux paires de jambes descendirent du véhicule à la hâte et vinrent ouvrir le coffre. L’occasion pour moi de profiter d’une vue sublime en contre-plongée sur mes deux ravisseurs, façon Tarantino. Ils avaient exactement les trognes que je m’étais imaginées, et étaient emballés comme des sacs dans de vieux joggings rose fuschia et bleu cyan des années 90.
C’est quoi ce mauvais remake ? Je brisai le silence :
« Heu… Vous avez un doliprane ? Un aspegic ? Même du nurofen je prends. »
Cheveux Noirs et Cheveux Blancs se regardèrent sans émotion. Cheveux Blancs haussa les épaules et me lança :
« Toi. Tu as deux minutes pour nous convaincre qu’on ne doit pas te buter. Allez, déroule-nous ton CV. Grouille. Top chrono. »
Je. Hein ? Quoi ? Me tuer ? Mais c’est qu’il a l’air sérieux, ce con. Ma nonchalence céda la place à une peur panique et soudain, mes idées se bousculèrent dans ma tête. Incapable. De. Trouver. Quoi. Dire… Moi ? Mourir ? Ne pas mourir ? Pour quelle raison ? C’est vrai ça, pourquoi ?
Cheveux Blancs reprit la parole, les yeux rivés sur sa montre bracelet en plastique.
« Plus qu’une minute et quarante secondes. Je serais toi, je retrouverais la parole fissa.
— Heuuuuu… Vous ne devez pas me tuer parce que c’est pas bien de tuer les gens ?
— Je l’ai déjà fait une fois ou deux. Ou cent. Mauvais angle d’attaque, fillette. C’est de toi qu’il va falloir causer. Une minute trente. »
Bon. Inspiration, expiration. Réflexion intense. Il va être temps de prouver que ta vie s’est résumée à un peu plus que jouer à la Mega Drive et déprimer seule dans ton lit, Anne. Fais ce que tu n’as jamais réussi à faire dans ta vie : sois honnête, parle.
« Je ne suis pas fière de tout ce que j’ai pu faire mais qui l’est vraiment ? Je suis pas tout à fait cool, pas tout à fait nulle non plus, je pense que mes plus grands torts sont très ordinaires : je suis un peu égoïste, je n’appelle pas ma famille assez souvent, je ne mange pas toujours très équilibré, je…
— Une minute. »
Merde. Je suis censée me vendre, mais je crois que je m’enfonce encore plus.
« Mais enfin, regardez-moi ! Je suis grosse et pathétique. Je m’énerve facilement, je n’ai pas beaucoup d’amies. Mais j’ai envie de faire changer les choses. J’ai de l’énergie. J’ai de la créativité. J’ai une conviction et une force de caractère que vous n’aurez probablement jamais. Je veux avoir une vie meilleure que celle que j’ai toujours eue et je ne serai jamais satisfaite de ce que j’ai déjà. J’ai 33 ans et je commence seulement. J’ai encore besoin de quelques années pour comprendre l’intérêt de la vie. Ne me tuez pas maintenant, s’il vous plaît. Je vous en supplie…
— Quinze secondes.
— Oh, et puis, vous savez quoi ? Je ne pense pas que je mérite d’être épargnée, voilà. Ça veut rien dire. Le mérite c’est une connerie. Ça n’existe pas. Tous les héros, les gens les plus admirables, ont crevé dans les pires circonstances. Peut-être que c’est un honneur- »
Le cliquetis du cran de sécurité de l’arme interrompit ma dernière phrase.
- Atelier d’écriture du 12 juillet 2021
- Thème : le personnage principal a 2 minutes pour convaincre un ravisseur qu’il vaut la peine d’être épargné.
- Forme libre
- 40 mn