Réflexions sur la rhétorique du monstre

"À tous les bizarres, les étranges, les bâtards, à tous les monstres".

À travers le prisme pop, analyse d'une vision queer mainstream dominante des minorités sexuelles et de genre.

Un représentant mainstream du phénomène : Eddy de Pretto

Les personnes LGBTQI+ sont-elles, comme l'affirme Eddy de Pretto dans son dernier tube à succès, des freaks ? Des monstres ? Est-ce seulement acceptable de faire appel à ce qu'on pourrait qualifier de nouvelle rhétorique du monstre ?

On a toutes les bonnes raisons du monde de croire que le chanteur, ouvertement homosexuel, a bel et bien, par le passé, souffert de son rapport à la masculinité, dans un cadre social et familial. Pour le dire autrement, on n'a aucune raison de douter de la sincérité initiale de ses propos. Pourtant, il n'est pas exagéré de trouver déplacé cet argumentaire dans sa bouche — dès lors qu'il lui rapporte la reconnaissance de l'establishment de l'industrie musicale, tout autant que le succès commercial, et qu'il semble surfer sur cette vague.

Explication : on observe en effet une évolution entre les premiers textes à succès, biographiques et personnels, de l'auteur-compositeur cristollien ; et des morceaux qui se veulent probablement plus fédérateurs, s'adressant à une communauté queer (au sens très large du terme). Quitte à provoquer une certaine perte de sens, au passage :

Tu seras viril, mon kid
Tu hisseras ta puissance masculine
Pour contrer cette essence sensible que ta mère
Nous balance en famille, elle fatigue ton invulnérable Achille
Eddy de Pretto - "Kid" (2017)
À tous les bizarres, oh, les étranges oh, les bâtards
À tous les monstres, ceux qui dérangent, les mis à l'écart
À tous les parias oh, les exclus oh, sans égards
À tous les seuls, ceux dans leurs chambres, toujours dans le noir
Eddy de Pretto - "Freaks" (2021)

Si le premier extrait ne laisse guère de doute sur la nature du mal-être du narrateur, qui présente son point de vue, le second tente de brasser tellement large qu'il pourrait s'appliquer à plus ou moins à n'importe qui, queers, gros·ses, handi·e·s, ados mal dans leur peau...

Et après tout, pourquoi pas, s'il s'agit d'une vision claire et assumée ? Sauf que l'auteur continue d'entretenir un lien étroit entre ses chansons et son homosexualité, à coups d'interventions médiatiques, mises en scène, clips ; et lorsque ce n'est pas lui, la presse se charge d'effectuer ce parallèle à sa place.

On ne cherchera pas à présumer des intentions exactes d'Eddy de Pretto ici. De même que, s'il sert ici d'exemple parfait, il ne doit pas servir de cible. Il illustre ici un problème plus général, une tendance : les existences LGBTQI+ ne seraient plus qu'un vécu personnel, décontextualisé, dépolitisé. Cette vision privilégiée tend à assimiler notre sexualité, notre genre, à une différence comme une autre, un trait de caractéristique, presqu'une anecdote. Pas plus ou moins remarquable que le choix d'un tatouage, un piercing ou une fringue.

Dans une interview au magazine Numéro (note 1), Eddy de Pretto dit vouloir opérer un "retournement de stigmate" (une démarche classique et historiquement bien connue des mouvements militants).

C'est une démarche d' "empuissantement" (sic). L'idée est de revaloriser les termes pour renverser le négatif, faire des insultes une force.

Il y explique que le terme "bâtard" est utilisé comme un mot-valise désignant les "minorités" au sens très large. Pour lui, "on est tous le bizarre de quelqu'un". De manière peu surprenante, c'est cette citation qui sera retenue pour servir d'accroche à l'article.

Et d'ailleurs on est tous le bizarre de quelqu'un. La notion de normalité est complètement subjective. Même le type le plus populaire, on peut lui balancer : "regarde tes pieds, ils sont étranges."
Numéro - Rencontre avec Eddy de Pretto (25 octobre 2021)

Une position de privilégié·e·s, peu soucieuse des réalités matérielles ?

Lorsqu'elle est utilisée à la première personne du pluriel, la rhétorique du monstre peut être diversement accueillie par des concerné·e·s dont les conditions d'existence matérielles ne permettent pas de faire preuve du même recul qu'un chanteur à succès, homme et blanc de surcroît. Parce que ce dont on parle ici touche directement à leur santé physique et mentale, à leur accès à un système de santé adapté, un logement, un emploi stable, etc. Il ne s'agit pas que d'une posture, d'un coup marketing, d'une petite bizarrerie, mais d'un obstacle à l'embauche, d'un sujet de discrimination quotidien.

On peut y voir une certaine forme d'indécence, tout du moins d'instrumentalisation, lorsque des artistes reprennent à leur compte une rhétorique faussement "empouvoirante" à leurs propres fins. Plus indirectement, c'est l'effacement d'autres causes plus affirmées et plus politiques ; puisque c'est souvent le point de vue de Pretto et consorts qui est retenu par les médias, au détriment de celui d'associations, d'organisations militantes, de LGBTQI+ jugé·es trop revendicatif·ves.

Le point de vue offert par la rhétorique du monstre est moins anxiogène, compatible avec une réalité que les cis voudraient bien voir : il n'y a pas de raisons de s'inquiéter, de changer ses habitudes ni de lutter. Ainsi, on gomme les particularités des oppressions qui touchent les personnes LGBTQI+, à la fois en tant que grand ensemble et au sein de ses sous-catégories. En substance, on nous explique que le problème est individuel, certainement pas systémique. Après tout, on est tous le bizarre d'un autre...

Une rhétorique qui peut être libératrice, malgré tout

Par souci d'être bien complet et par honnêteté intellectuelle, il faut le dire : il arrive que la rhétorique du monstre soit invoquée par des personnes ne disposant d'aucune position de privilège. C'est particulièrement prégnant chez les trans et inter, où la complexité du rapport au corps se prête bien à l'exercice métaphorique.

En revanche, il est plutôt rare que l'on y observe une volonté de généraliser ces réflexions à l'ensemble de la société. Bien au contraire ; le "bizarre" est en marge, volontairement ou non, et il survit en milieu normé et hostile. Même quand un texte revêt une dimension plus universelle en usant de la première personne du pluriel, c'est pour mieux souligner cette opposition d'un "nous", clairement désigné, face à "eux" ou à "vous". Nous, "monstres à queue", "baiseuses du Diable", écrit Gral dans un texte éponyme (note 2).

Ce que les textes formatés pour la radio FM escamotent souvent en complexité, ces récits n'en font pas silence. Ils n'ignorent rien de la posture de paradoxe dont tout cela peut accoucher, et insistent même dessus comme du sel sur la plaie :

Je ne veux pas faire peur, je ne veux pas jeter de sorts, je ne veux pas sortir du lot. Je veux être normale mais je veux être une sorcière.

Au bout du compte, l'autrice tranche, prend parti, appelle à revendiquer cette monstruosité, à s'en emparer pour mieux l'utiliser comme force, dans un récit réellement "empouvoirant", cette fois-ci :

Maintenant que les freak show n’existent plus, nous pourrions devenir le Monstre, l’horrible et le terrifiant, tant que cela peut nous rendre notre pouvoir.
Gral - "Nous, monstres à queue" (2022)

Car oui : on a tout à gagner à ne pas dissoudre nos existences dans le grand bain de l'universalisme. Nos existences sont politiques. Notre anomalie n'est pas anecdotique. Recommencer à assumer publiquement cette position, marginale s'il en est, terrifiante pour une audience cis, me semble vital pour mieux s'assumer, reprendre des forces. Ne plus être ces petites choses fragiles qui demandent de la pitié, de la tolérance. Maintenant, il nous faut se préparer, et s'armer figurativement et littéralement aux combats à venir.


(1) Rencontre avec Eddy de Pretto : “On est tous le bizarre de quelqu'un” - (archive)
(2) "Nous, monstres à queue" de Gral sur l'anthologie de littérature transféministe ALTFEM vol.1