J'avais dix-sept ans.
TW : viol, sexe.
Ce qui suit est un témoignage, qui n’a pour autre objectif que de pouvoir m’exprimer et être entendue. Ce n’est pas un call-out (aucun nom n’est cité, personne n’est identifiable) ; c’est un récit personnel.
Je m’appelle Anne et comme tant d’autres femmes, qu’elles soient cis ou trans, j’ai subi un viol. J’avais 17 ans. À l’époque, je me présentais en tant qu’homme et j’étais en terminale. L’agresseur était un homme cis, un « ami d’ami », une bonne connaissance en qui j’avais relativement confiance.
C’était l’année où j’avais commencé à découvrir ma sexualité. Comme échappatoire au monde du lycée, duquel j’étais largement exclue, je sociabilisais dans des groupes majoritairement rencontrés sur Internet : IRC, forums… comme cela se faisait au début des années 2000. C’est via ce cercle étendu que j’ai connu mes premières expériences sexuelles, mes premières soirées, mes premières drogues… Cette période a été véritablement libératrice et révélatrice pour moi ; je me considérais alors bisexuelle et avais des relations aussi bien avec des femmes que des hommes. Sans en avoir conscience et sans mettre de mots dessus, je commençais à remettre en question mon look et mes attitudes genrées.
On s’était déjà vus plusieurs fois dans le cadre de soirées et de rencontres collectives. Cette fois, tu m’avais invitée à venir dans la maison de tes parents en leur absence, pour quelques parties de jeux vidéo. Tu ne m’avais pas prévenue que nous ne serions que tous les deux — en fait, implicitement, m’inviter pour du Mario Kart 64, Super Smash Bros. ou Perfect Dark, comme nous le faisions déjà régulièrement dans ces cercles, sous-entendait que nous serions au moins quatre. La situation était socialement inconfortable pour moi, mais nous avons tout de même passé une soirée de jeux normale, l’alcool aidant. Puis, il était tard et il n’y avait plus de bus pour rentrer, alors j’ai dormi sur place — dans un sac de couchage au pied de ton lit, dans ta chambre. C’est là que tu as attendu que je m’endorme pour me rejoindre et me pénétrer. Aurais-tu préféré que je reste assoupie, ou m’as-tu délibérément réveillée ? Je me suis réveillée alors que tu étais sur moi, j’ai repris mes esprits et je t’ai crié d’arrêter ce que tu faisais. Je me suis débattue. En vain. Tu as continué jusqu’à ce que les pleurs viennent étouffer les protestations. Tu m’as laissée prostrée là, incapable de faire quoi que ce soit, coincée pour encore quelques heures dans cette maison en attendant les premiers bus. Tu as même eu le culot de revenir à la charge, pour me violer la bouche, profitant de mon état de sidération totale. Lorsque je suis partie, nous ne nous sommes pas adressés un mot, pas un regard.
Les jours qui suivirent, j’ai caché tant bien que mal ma détresse. Allais-je faire confiance au trop bavard médecin familial pour qu’il m’examine le cul en sang ? J’ai gardé ma souffrance. Mais je suis tout de même allée faire mon premier dépistage. N’ayant pas voulu expliquer clairement ce qui s’était passé au labo, j’avais juste admis avoir eu un rapport non-protégé. S’en était suivi tout un laïus culpabilisateur sur la nécessité des capotes, surtout lorsqu’on est un « homme qui a des relations avec des hommes ». Comment faire comprendre que toutes mes relations avaient bel et bien protégées jusque là, et que cette fois-là, juste cette fois, ce n’avait pas été mon choix ? Je me suis tue et j’ai subi en silence. La double peine.
Je me souviens qu’il était immédiatement clair pour moi que j’en parlerais pas — jamais, à personne. Ni famille, ni camarades de classe, ni ami·es, ni adultes, ni autorités. La honte, le sentiment d’avoir vécu quelque chose de trop dégradant pour être évoqué, voire même de l’avoir un peu « mérité »… m’en ont dissuadé. Bien sûr, je n’ai pas porté plainte et je n’ai jamais envisagé une seule seconde de le faire.
Comme il était hors de question d’expliquer ce qui s’était passé à qui que ce soit, je me suis coupée de tous nos cercles sociaux en commun. Ayant perdu la majorité de mes ami·es et connaissances du jour au lendemain, et toujours incapable de m’intégrer au lycée, je me suis murée dans mon silence et dans ma solitude pour une période de plusieurs années. Toi, tu as continué à évoluer dans ces milieux — je n’ai pas eu de nouvelles par la suite, mais je suis encore hantée par la possibilité que tu aies fait d’autres victimes, suite à mon silence honteux.
Et, est-ce seulement utile d’évoquer les conséquences que cela a eu sur ma vie privée ? Je commençais enfin à me construire, à comprendre qui j’étais. Et tu as tout cassé. Je n’ai plus jamais pu faire confiance à un homme. En fait, pétrifiée de honte, j’ai mis entre parenthèses toutes les interrogations sur la sexualité et sur le genre que je me posais à l’époque. Pendant des années, seule ou avec un·e partenaire, je n’ai plus voulu entendre parler de plaisir anal ou prostatique (aujourd’hui cela est encore parfois difficile). J’ai un rapport compliqué, excessivement prudent à l’utilisation des jeux de pouvoir dans le sexe. Je me suis efforcée d’alimenter des relations de parfait petit mec cis hétéro. Ce fut un désastre.
Pourquoi le besoin d’en parler maintenant ? Je n’ai pas de réponse exacte à cette question. Je crois que cela fait partie d’un processus plus large de reconstruction personnelle. Cela fait exactement 17 ans que j’ai eu 17 ans ; depuis, je n’ai confessé cette expérience qu’à une toute petite poignée de personnes très proches. La majeure partie de mon entourage l’apprendra en lisant ces lignes. En révélant ce secret, j’espère pouvoir tourner une page bien trop lourde et ancienne de ma vie.
Il m’aura fallu tout ce temps pour me reconstruire, et le travail n’est probablement pas totalement terminé. Après m’être perdue pendant tant d’années dans des relations toxiques, douteuses, des rapports de manipulation, je sais qui je suis : je suis une femme trans lesbienne. (Poly)amoureuse, et heureuse. Où que tu sois aujourd’hui, je tenais à ce que tu le saches : tu m’as peut-être volé des années de vie, mais tu n’es pas parvenue à me détruire.