L'enlisement

Trois tours sur soi. Un petit pas en avant, un bond, une roue sur le côté droit. Un lever de mains gracile, puis un début d’entrechat presque immédiatement interrompu par un pas chassé, la ramenant à sa position de départ. Généralement, c’est à ce moment-là que Terpsichore reprenait pour la première fois son souffle, dans un sourire imperceptible, avant de reprendre sa chorégraphie.

Ce rituel, elle le répétait sans cesse depuis l’Enlisement. À raison de deux danses complètes par jour, elle estimait avoisiner les quatre-mille-cinq-cent répétitions, mais avait depuis longtemps renoncé à établir un compte exact. À l’origine, il est vrai, rien ne laissait présager qu’une telle situation perdurerait.

La lente exhibition de poésie visuelle s’étendait parfois sur plus de deux heures, au gré des modulations que son interprète voulait bien lui insuffler. Son sens du rythme lui échappait à la même vitesse que les souvenirs des longues nuits d’osmose musicale avec ses sœurs, Euterpe et Melpomène. Les notes de flûte enjouées de l’une, et la voix ronde et charnue de l’autre, guidaient alors ses pas avec une précision millimétrée qui n’était rompue qu’avec parcimonie, toujours sur le fil, au bord de la rupture. À présent, seules la mélodie délicate du glissement de ses pieds à même le sol, et la subtile harmonie de ses vêtements frottant l’un contre l’autre, lui servaient de guide.

La première année, Terpsichore avait perçu l’Enlisement comme une opportunité unique de perfectionner son art, à force de répétition. Plutôt que d’inventer sans cesse de nouvelles chorégraphies, ou de pratiquer tour à tour les innombrables styles portés à sa connaissance lors de ses voyages à travers le monde, elle choisit de s’atteler à interpréter à la perfection une seule danse-somme, un véritable monstre créatif qui était le sien.

C’est dans le courant de la deuxième année qu’elle eut le plus l’impression de toucher la perfection. Depuis lors, chaque nouveau pas la rapprochait un peu plus de la médiocrité des mortels. Elle réalisa, bien trop tard, qu’il ne lui manquait que la motivation d’un regard extérieur pour lui permettre d’atteindre ce niveau de talent, désormais à jamais inaccessible. Or, depuis l’Enlisement, plus aucune paire d’yeux ne venait se poser sur son corps mouvant, fier et rond. Son pouvoir de séduction, conféré par sa grâce, lui avait jadis permis de mettre Thalie, Clio et Calliope dans son lit. Désormais, il n’opérait plus, pas même sur elle-même. Elle le constatait bien, lors de ses si nombreux passages devant le grand miroir. La solitude était sa malédiction ordinaire, quotidienne. Sa vie, tout comme sa danse, allait rubato.

  • Atelier d’écriture du 4 janvier 2021
  • Thème : votre récit doit comporter un seul personnage en tout et pour tout.
  • Forme libre
  • 40 mn