Vernis
Le pinceau allait doucement, déposant une fine couche de rose pailleté sur son auriculaire droit. Deux fois par semaine, Manon profitait de ce rituel de patience pour respirer, faire le vide. Se recentrer. Ne plus penser, ni au travail, ni à son compte en banque, ni à cette fille aux cheveux roux qui lui avait fait tourner la tête dans le métro, ce soir-là, en rentrant du travail. Ne plus penser, tout simplement.
Les inhalations du puissant dissolvant, appliqué une heure avant, flottaient encore dans l’air de la chambre et se mêlaient à l’odeur de vernis, formant ce si familier parfum, à la fois désagréable, rassurant et enivrant. Lorsque le temps était plus propice, elle préférait s’installer sur sa minuscule terrasse afin de profiter, le temps d’un instant, des derniers rayons du soleil et de l’air plus ou moins pur de sa ville de banlieue périphérique.
Cette semaine, elle avait opté pour un duo de couleurs : rose pailleté et bleu ciel, en alternance à chaque doigt. Ses amis y verront sans doute un clin d’œil peu subtil à sa transidentité, mais Manon aimait ces deux couleurs ensemble depuis bien longtemps, depuis… avant. Et puis, si elle avait vraiment voulu représenter le drapeau trans, elle aurait opté pour un pattern bleu-rose-blanc-rose-bleu. Cinq bandes, cinq doigts. Evidemment.
Plus loin dans la pièce, son enceinte Bluetooth diffusait l’album éponyme de Bon Iver. Son album préféré. Genre et époques confondus. Elle aimait la quiétude qui se dégageait de ces quelques accords de guitare, ces multiples voix formant une nappe d’harmonies, ces cuivres glorieux et ces tournures mélancoliques. Rien ne la relaxait plus au monde, à part peut-être la voix de sa mère, mais c’était il y a bien longtemps.
Habitué, Pirate, son chat au pelage noir et blanc à la lignée ingrate, venait souvent la rejoindre. Initialement rebuté par l’odeur, il avait fini par comprendre qu’il n’y avait pas de meilleur moment pour monter sur le lit — car sa maîtresse n’avait alors pas le cœur de le réprimander — et enfoncer tour à tour ses pattes griffues dans l’épaisse couette, tourner autour de lui-même encore et encore, jusqu’à trouver la position idéale où se rouler en boule et ronronner paisiblement — tout contre la cuisse gauche de Manon. L’une et l’autre savaient s’apaiser mutuellement.
Un jour, le frère de Manon avait osé lui exposer ses théories horriblement misogynes sur les femmes et le maquillage. Alors, elle n’avait ressenti aucune haine. Elle ne s’était même pas donné la peine de répondre. Elle savait qu’au bout du pinceau, résidait plus que de l’apparat ; quelque chose de plus intime… de très fort, en réalité. Son vernis : c’était un îlot de calme, sa boule antistress, sa bouteille d’oxygène. C’était son injection bi-hebdomadaire d’estime de soi. C’était un rempart magique, éphémère, contre les klaxons, les bruits de moteur et les sonneries de téléphone.
- Atelier d’écriture du 8 mars 2021
- Thème : Vernis.
- Forme libre
- 40 mn