Xavier et Poussin
“Alors comme ça, poussin, tu veux changer le monde ? Tu ne voudrais pas plutôt commencer par le découvrir ?”
Seul dans sa maison, Xavier Gorce riait. Confortablement affalé sur sa chaise de bureau, le dessinateur venait de finir sa dernière caricature. Depuis plusieurs années, il prenait un malin plaisir à faire passer ses opinions, régulièrement conservatrices et rétrogrades, volontiers misogynes ou racistes lorsque cela s’y prêtait, sous forme de dessins mettant en scène des manchots grossièrement croqués, publiés quotidiennement dans Le Monde. Le schéma, répétitif, lui permettait de recycler les dessins d’un jour sur l’autre. Il lui suffisait de remplacer les textes : généralement en deux cases, un manchot s’adressait à l’autre, l’autre répondait par une réplique bien cinglante qu’on penserait tout droit tirée du compte Twitter d’un élu La République en Marche, et le tour était joué. L’escroquerie était parfaite, pensait-il.
Il était loin de se douter que lors de son anniversaire des trois ans, pour le punir de son comportement déjà particulièrement odieux envers ses petits camarades, la fée Antarcticus lui avait jeté un sort terrible. Tout ce qu’il dessinait allait prendre vie. Symboliquement, c’est la date de publication de sa millième caricature sur son blog qui fut retenue par l’Autorité féérique comme élément déclencheur.
Toujours en train de ricaner bêtement devant son iPad Pro, Xavier Gorce n’avait pas remarqué que derrière lui se tenait une véritable armée de manchots, prête à en découvre. Certains semblaient avoir du mal à se tenir debout, mais sans doute était-ce dû à la mauvaise qualité du dessin d’origine.
Le plus jeune, protagoniste du dernier croquis en date, s’était avancé. D’une voix suraiguë mais non dénuée d’agressivité, il lança :
“Je suis Poussin. Il faut qu’on parle.”
Sous l’effet de surprise, le pseudo-caricaturiste fit un bond sur sa chaîne tel que celle-ci, ne résistant pas au poids, se brisa net au niveau des roulettes. Xavier Gorce tomba coccyx le premier par terre, et réalisa dans un cri de douleur qu’il aurait été plus sage de recouvrir son bureau de moquette, plutôt que de carrelage.
L’armée des manchots était bien décidée à lui faire payer toutes ces années d’humiliation. Mais, étant d’une nature plutôt pacifiste, ils décidèrent de laisser une ultime chance à leur créateur. Poussin, qui avait été unanimement désigné comme le porte-parole de la bande, reprit :
“Tu as une heure pour publier un communiqué d’excuse envers tout ceux que tu as pu offenser — manchots et autres — et te retirer définitivement de la vie cartoonistique.”
Xavier Gorce, dont le mal au cul l’empêchait de pleinement réaliser le danger et l’absurde de la situation, bafouilla un semblant de réponse inintelligible. Bien mal lui en prit. Malgré son jeune âge, Poussin savait : dernier de sa lignée, il ne manquait pas de répondant. En se retournant direction le salon, il lança à destination de l’humain :
“…sinon, nous te mettrons au courant des lois de l’Antarctique.”
Tous les manchots prirent rapidement d’assaut le confortable loft du caricaturiste, preuve matérielle que la malhonnêteté intellectuelle paie bel et bien. Un petit groupe avait déjà plongé ses palmes dans le jacuzzi, d’autres avaient investi la cuisine, devenue théâtre d’un concours de glissade improvisée. Padmé regrettait, elle, l’absence d’une Switch ou d’une PS4 — quoique cela n’avait rien d’étonnant dans la maison d’un indécrottable boomer, songea-t-elle par la suite.
L’heure s’était écoulée. Suivi de tous ses semblables, Poussin était de retour dans le bureau de monsieur Gorce. Ce dernier, s’était retrouvé un élan de dignité — ou au moins, le minimum vital, pour quelqu’un dont l’appartement a été saccagé par des centaines de manchots en furie et dont le coccyx est fracturé. Il hocha la tête en direction de du groupe :
“Non ! Pas de communiqué. Je ne cèderai pas à votre chantage”.
Le chef de file esquissa un léger sourire du coin du bec et escorta Xavier Gorce à l’extérieur. Là, attendait une montgolfière estampillée d’un logo en forme d’iceberg et d’un texte lisible de loin : “aller simple pour l’Antarctique”. Poussin apostropha le caricaturiste :
“J’espérais que tu dirais ça. Allez viens, on va te faire découvrir le monde, mon poussin !”
- Atelier d’écriture du 21 décembre 2020
- Thème : Les manchots sont les protagonistes principaux
- Forme libre
- 40 mn