Fête foraine

Ombre n’était pas du genre à s’émerveiller. Du haut de ses huit ans, iel ne partageait pas l’optimisme explosif de ses petits camarades. Iel préférait le silence des pages tournées, le ronronnement calme de son ordinateur, la précision contrôlée de ses doigts agrippant sa manette de jeux.

Mais il y avait une exception. Une fois par an, au mois de février, les parents d’Ombre l’emmenaient à la fête foraine. Une de ces petites fêtes locales de ville, qui ne se font presque plus. Les camions s’installaient sur un de ces terrain vagues d’herbe folle, dont Magnanville ne manquait pas, pour deux jours. La musique techno retentissait, bien trop fort pour des oreilles de jeunes enfants, et c’était comme si la moitié des CE2 de la ville se retrouvaient spontanément sur ce terrain de jeu éclairé de néons, et toujours un peu glauque malgré tout.

Mais pas aux yeux d’Ombre, qui trouvait un charme particulier à ce moment rare. Jamais de grande roue ou de manèges à sensations, merci bien ! Mais iel pouvait se gaver de barbe à papa, et tirer à la carabine, comme dans Duck Hunt mais en mieux ! Plus important encore, iel avait le droit de fausser compagnie à ses idiots de parents, et de rester dehors éveillé jusqu’à minuit, au moins, ce qui à cette époque lui paraissait être le bout de la nuit. Dans son short inadapté à l’heure autant qu’à la saison, iel profitait de ce terrain de jeux grandeur nature. Au diable le rhume !

« Venez donc voir, la bête est crevée ; elle est là par terre, tout ce qu’il y a de crevée ! »

L’annonce aurait presque pu passer inaperçue au milieu de la cacophonie de la fête. Mais Ombre n’était pas loin. Iel avait immédiatement reconnu la voix de Joy. La grande gueule du CM2. La terreur locale. Elle avait quelque chose d’inquiétant dans la voix, à mi-chemin entre le sarcasme moqueur et l’urgence d’une situation exceptionnellement grave.

Il fallait aller voir. Mais voilà, bien que proche, le cri venait de derrière les camions. Là où les lumières de la fête ne vont plus, où il fait nuit noire comme dans un terrain vague à vingt-deux heures — après tout, c’était un terrain vague, et il était vingt-deux heures. Et puis, pensait Ombre, il faudrait passer cette barrière de générateurs bruyants, tout en espérant que les parents ne verraient pas sa fuite. Et puis, il s’était probablement passé quelque chose de très grave. Voulait-iel seulement voir cela ? Cette soirée était supposée être amusante. Zut.

Ombre se ressaisit, serra le poing, marcha calmement direction de la voix. Bien qu’iel ne s’était jamais considéré comme une personne courageuse, il ne s’était écoulé qu’une fraction de seconde entre le cri et sa décision. Quand iel arriva, Joy n’était déjà plus là. Il y avait, en revanche, un petit garçon. Presque un bébé. Cinq, six ans, grand maximum. Agenouillé, l’air désemparé. L’air d’avoir envie de pleurer, mais aucune larme sur ses joues dignes, se dit Ombre.

« Hé… ça va ?, lui lança Ombre d’une voix presque imperceptible.
- Mon ballon. Mon ballon. »

Le garçon tenait dans ses mains les restes d’un ballon, encore accroché à sa ficelle. Les filaments de baudruche informes, ridicules, étaient d’un jaune criard, visible même dans la pénombre. Un Pikachu, supposa Ombre.

Quelques secondes s’écoulèrent, sans un bruit. Une éternité. En vérité, Ombre saisissait le caractère tragique de ce qui venait de se jouer ici. Et c’était bien Ombre qui luttait pour ne pas fondre en larmes. Le courage. Ombre s’en voulait d’être aussi nul, aussi lâche. Une chose est sûre, iel ne remettrait plus jamais les pieds dans cette fête. Ni dans aucun autre endroit public, d’ailleurs iel ne se sentirait plus jamais à…

« Mon ballon. »

Le gamin l’arracha à ses pensées. Ombre se ressaisit d’un seul tenant, et comme iel avait trouvé la force de venir jusqu’ici, iel trouva le moyen de formuler une audacieuse proposition :

« Il me reste quelques jetons. Tu veux tirer à la carabine ?
- …
- Je me débrouille plutôt bien. Je peux te gagner un ballon si tu veux. »

Le petit garçon acquiesça silencieusement. Ombre sourit. Finalement, ce n’était pas une si mauvaise nuit.

  • Atelier d’écriture du 9 novembre 2020
  • Thème : Utilisez la réplique suivante, qui doit marquer un moment-clé du récit : « Venez donc voir, la bête est crevée ; elle est là par terre, tout ce qu’il y a de crevée ! » (issue de La Métamorphose de Franz Kafka). Vous êtes libre de respecter, ou non, le registre et la tonalité du récit dont elle est tirée.
  • Forme libre
  • 40 mn