Tetris

Dehors, le thermomètre indiquait -5°C en ce rude matin de février. Tout juste arrivée dans le couloir d’un gymnase de banlieue à peine chauffé, Sofia attendait son tour, frottant consciencieusement ses mains l’une contre l’autre dans le but de les maintenir chaudes et alertes pour la tâche qui les attendait. Silencieusement, elle détaillait des yeux ses futurs compétiteurs dans la file. Que des garçons, bien sûr. Peut-être intimidés par ses boucles brunes, mais plus probablement par dédain, aucun n’osait lui adresser la parole ni même la regarder.

Sofia avait la réputation d’être une de ces filles hautaines, glaciales. Un préjugé raciste dont elle avait hérité lors de son arrivée en France — et qui lui rappelait sans cesse ses pourtant lointaines origines russes. On entend souvent dire qu’il y a toujours une part de vérité à l’origine de chaque cliché ; la croyance de Sofia était tout autre. Selon elle, son mépris croissant pour les êtres humains était précisément né à force de se voire sans cesse réduite à ses prédispositions génétiques supposées.

Noyée dans ses pensées, elle ne vit pas le temps passer et les 45 minutes d’attente jusqu’à la table d’inscription s’écoulèrent à la vitesse du son.

— Dix euros, s’il te plaît. Ton nom ?
— SPiNNY_Devil. Esse pé ih deux aine igrec, dé euh vé ih aile.
— Tu es déjà inscrite sur Smash.gg ?
— Non.
— OK, signe ici, prend un badge et complète-le au stylo. Les poules ont déjà commencé, tu vas devoir courir jusqu’à la table 14, tu es la dernière du groupe. Suivant !

Cet échange mécanique et impersonnel n’avait rien d’anormal dans les petits tournois. Les organisateurs étaient généralement encore plus stressés que les compétiteurs, et Sofia avait appris à ne plus s’en formaliser. Attend-t-on d’une machine qu’elle traite son manutentionnaire avec déférence et respect à l’usine ?

De son sac à dos, Sofia sortit sa manette fétiche et son câble USB. Il s’agissait d’une simple manette de Xbox One. Rien de plus banal et réglementaire. Mais celle-ci avait été personnalisée en ligne ; toute de rouge sang vif avec des touches dorées, et gravée de son pseudo. Sofia aimait à croire qu’elle lui portait chance — quand bien même elle savait très bien que la chance n’a aucune place dans un jeu de construction à la rigueur toute mathématique. C’est même précisément ce qui lui plaisait. Le meilleur gagne, point. Et en l’occurrence, la meilleure, c’était souvent elle. Cinq tournois remportés sur six ; son pseudo était connu de tous autour d’elle, mais personne ne soupçonnait cette gueule tirée de dissimuler un des meilleurs joueurs de tout le pays. Après tout, ce n’était qu’une fille.

Quatre heures plus tard, l’ambiance avait complètement changé. Le gymnase s’était bien vidé pour la finale, les deux compétiteurs en lice n’étant plus entourés que d’une poignée de curieux restés pour profiter du match. Pour quiconque n’avait jamais assisté à un tournoi de ce type, le spectacle était déroutant ; une vingtaine de jeunes gens derrière un écran 21 pouces bien trop petit, agglutinés, perdus à l’exact centre de ce qui semblait être une salle beaucoup trop immense. Le moindre de leurs cris résonnait à travers tout le complexe sportif.

Comme d’habitude, Sofia avait accédé à la finale sans éprouver la moindre difficulté, le moindre stress, le moindre sentiment d’incertitude. « Encore cette foutue lassitude », se disait-elle. « Ils sont tous nuls. Si ça continue, il faudra que je me trouve un nouveau jeu… ».

Et puis, huit minutes plus tard, tout était fini. Elle avait perdu. Sans même prendre un seul round. Un mauvais départ, quelques missdrops et des choix incertains avaient suffi à lui couter la victoire. Sur Tetris, ce n’est pas tant l’adversaire qui vous bat, que vos propres erreurs.

Dépitée, Sofia ôta son câble USB à la hâte. Il lui semblait que, l’espace d’un instant, une infinité de sentiments contradictoires se heurtaient au sein de son cerveau. Comment pouvait-elle être capable de prendre des décisions en quelques microsecondes en jeu, mais être toujours infoutue de savoir comment se comporter convenablement en société, bordel ?

Finalement, elle serra la main de son adversaire calmement. « On se retrouvera », bredouilla-t-elle. Mais dans son esprit encore bouillonnant, seuls les blocs et les barres tournoyaient, dans un inlassable ballet, jusqu’au prochain match.

  • Atelier d’écriture du 22 février 2020
  • Thème : Tetris
  • Forme libre
  • 40 mn